PHILIPPE ROZIER
L’or et la manière
Nous avons souhaité revenir sur un moment d’histoire du sport français :
la médaille d’or par équipe remportéeaux Jeux Olympiques de Rio en 2016.Grâce à quelques instants choisis, racontés avec la précision et l’émotionde celui qui les a vécus au plus près, Philippe Rozier nous fait revivre, de l’intérieur, cette aventure hors du commun. Une façon pour nous de prolonger la magie de cette victoire,
et de rendre hommage à un homme dont le parcours, entre grandeur et sincérité, inspire bien au-delà des pistes de concours.
LES PREMIERS PAS
Les landes parsemées de lacs s’étendent à perte de vue. J’aperçois au loin la montagne qui s’enfonce dans la mer. Nous sommes en 1976, lors de l’été des Jeux Olympiques de Montréal, et je suis dans le bus sur une petite route de l’ouest de l’Irlande avec mon moniteur et les quinze autres enfants de ma colonie de vacances poney. Nous allons au Horse Show de Dublin. J’ai treize ans et je ne parle pas un mot d’anglais, impossible donc de comprendre ce que raconte le speaker de la radio. Mon moniteur, qui lui parle couramment, se tourne vers moi avec frénésie, et me dit : « Je crois que ton père et ton oncle sont champions olympiques par équipe ! ». Je réponds : « Ah oui ?». Pour moi, c’est leur boulot, ils ont gagné, tant mieux, ça s’arrête là. Nous sommes en 1976… J’ai treize ans.
En entrant dans l’enceinte du CSIO de Dublin, je me sens tout de suite emporté par la ferveur qui y règne : 15000 spectateurs plus passionnés les uns que les autres s’agitent dans ce stade à l’âme si singulière. C’est ici qu’ont lieu les plus grands matchs de rugby, et plus tard, les concerts mythiques de U2 et Bruce Springsteen. Malheureusement, nous n’avons pas de tickets pour le CSIO. Nous nous postons alors dans un virage au bord de la piste principale où se dresse une grande grille d’une vingtaine de mètres de large. Collés les uns aux autres, agrippés à cette grille, nous admirons la compétition la plus incroyable d’Europe à l’époque. Nous assistons au défilé des équipes avec leur drapeau, accompagnées des cornemuses, c’est très impressionnant ! Après quelques partants, c’est au tour de la star irlandaise, Eddie Macken, de s’élancer. Quand il arrive sur la piste, l’ambiance est électrique, je n’ai jamais ressenti une intensité pareille, les 15000 spectateurs sont debout à l’acclamer. A ce moment précis, je ne pense pas une demie seconde que cela pourrait m’arriver un jour ! Et pourtant, le nez collé à la grille, je me sens transporté par le sans faute de ce maitre de l’équitation… Six ans plus tard, à 19 ans, je participe à mon deuxième CSIO de ma vie sur ce même terrain avec mon cheval Jiva, sous les yeux de mes trois confrères et amis, Bosty, Hubert Bourdy et Patrice Delaveau. Quand j’entre en piste, au galop, la première chose que je fais est de regarder dans le virage, cette grille avec tous ces enfants derrière. Je me revois là, cela me donne le courage, me remplit de joie, et j’arrache mon premier sans-faute dans une épreuve internationale !
LE GRAND DÉPART
Suite à notre sélection pour les Jeux Olympiques de Rio, nous entrons avec Rahotep dans une phase de préparation intense. Au vert chez Julien Epaillard avec le reste de l’équipe, nous nous entraînons pendant huit jours, tout près de chez Kevin et Pénélope. Cependant, nous dormons tous les cinq dans une maison louée par la fédération. Cette étape est primordiale, elle nous permet de nous réunir pour former un groupe soudé. Philippe Guerdat, superstitieux, a choisi d’aller chez Julien, tout comme en 2014 avant les Jeux Equestres Mondiaux de Caen dont l’équipe était rentrée médaillée d’argent !
À l’issue de ces huit jours, nous souhaitons bon voyage à nos chevaux qui partent en avion accompagnés des grooms… Nous, les cavaliers, disposons d’une demi-journée pour faire nos valises et nous nous envolons le soir même à 22 heures. Dans l’avion, je pense aux quatre Jeux Olympiques auxquels j’ai déjà participé, depuis mes 20 ans, en me disant que ce sport n’aura jamais fini de m’étonner, de me faire rêver. À 53 ans, je suis toujours là, fier et ému de représenter mon pays.
DE REMPLACANT À TITULAIRE
En arrivant, le climat chaud et humide, les sourires accueillants du peuple brésilien, les grandes artères bordées de palmiers, nous plongent instantanément dans l’ambiance tropicale de Rio ! Je redécouvre les joies de l’aventure olympique que je n’ai plus vécue depuis l’an 2000. La tenue des Jeux, le fameux jogging, le tee-shirt, l’accueil en grande pompe… Sûr et certain de ne pas monter, l’équipe est très solide, je suis de loin le plus décontracté de la bande ! Cela m’a protégé pendant les huit jours d’attente avant le début de la compétition. Même si nous assistons à l’impressionnante ouverture des Jeux Olympiques et aux fabuleuses performances françaises en concours complet, les journées sont longues ! Nous ne montons qu’un cheval par jour, et le reste du temps, c’est la vie en communauté. Nous allons sans arrêts du village olympique au site équestre et inversement ! L’attente est délicate à gérer, nous veillons à ne pas devenir trop exigeants avec nos chevaux sous prétexte d’avoir du temps. Avec Jean-Maurice, nous suivons le programme de Rahotep à la lettre.
Comme à leur habitude, Simon, Kevin et Pénélope montent leurs chevaux très tôt le matin, vers sept heures, puis ils font une seconde séance de travail l’après-midi. Bosty et moi y allons un peu plus tard vers huit heures, et nous remontons nos chevaux après le déjeuner pour les balader. Un matin, alors que je suis tranquillement en train de petit-déjeuner, je reçois un texto de Pénélope : « tiens-toi prêt, nous avons un problème avec Hermès Ryan, le cheval de Simon ». Je ne réalise pas tout de suite l’ampleur du dégât. En arrivant aux écuries, l’ambiance n’est pas au beau fixe. Simon, très inquiet, tourne en rond devant le box de son cheval qui boite apparemment du postérieur. C’est pour moi incompréhensible, Hermès Ryan allait très bien la veille ! Se serait-il blessé seul dans la nuit ? Les résultats des nouveaux examens nous arrivent le lendemain, mais ils ne sont pas rassurants. En me dirigeant vers les écuries après ma séance d’entraînement avec Jean-Maurice, vers onze heures, je croise Sophie Dubourg, la Directrice Nationale de la Fédération. Elle s’avance vers moi, s’inquiète de savoir si tout va bien, si mon cheval est en forme, et finit par m’annoncer que Ryan ne participera pas à la compétition et que j’entre donc dans l’équipe. Elle me demande si je suis prêt, je lui réponds avec humour : « ça fait un mois que je te dis que je suis prêt ! ». Je ne réalise pas tout de suite, je rejoins Pénélope, Kevin et Bosty avec hâte pour la visite vétérinaire. Tout le staff est très tendu, il n’y a plus de réserviste, donc plus le droit à l’erreur !
S’ISOLER POUR SE CONCENTRER
La visite des Jeux Olympiques est d’ailleurs stressante pour tout le monde. Nous, les cavaliers, présentons nous-mêmes nos chevaux. Quelques minutes plus tard, Flora de Mariposa, Rêveur de Hurtebise, Sydney Une Prince ainsi que Rahotep de Toscane sont tous déclarés aptes à concourir. Premier test passé, grand soulagement pour tout le monde ! C’est seulement après que je réalise que je fais partie de l’équipe des Jeux ! Même si je suis triste pour Simon, je sais l’ampleur de sa déception, je n’ai maintenant plus qu’une seule chose en tête : le premier parcours à effectuer dans deux jours. J’ai besoin de m’isoler à tout prix pour me recentrer, abandonner mon rôle de « piéton » pour incarner celui de cavalier. Je passe l’après-midi seul, je flâne dans le village olympique, et m’attarde à la piscine. Mon coach sportif, David Corona, est là, il m’aide à me concentrer, à ne faire ressortir que le bon. David est un membre incontournable de mon équipe depuis le début de l’année. J’ai croisé sa route par hasard et il m’a changé la vie ! Je regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt… au retour des Jeux Olympiques de Sydney par exemple. Médiateur au GIGN, il travaille le mental, l’hypnose. Ce n’est pas un psychologue, ni un gourou, mais c’est quelqu’un qui a su me mettre sur le bon chemin. Il m’a transformé et libéré tant dans ma vie personnelle que professionnelle, en me faisant revenir sur de vieux blocages.